MÉMOIRE SUR LE RAPPORT DU GROUPE DE TRAVAIL

SUR LES RECTIFICATIONS DE L’ORTHOGRAPHE

par Philippe de SAINT ROBERT

 

Les tentatives de réforme, simplification, modernisation ou rectification de l’orthographe du français appartiennent à une tradition, parallèle à l’histoire de la langue française, de projets repoussés par la volonté générale et remis périodiquement à l’ordre du jour par des spécialistes convaincus d’œuvrer pour une cause juste, tant est grande l’illusion de parvenir à un système d’écriture idéal.

Le rapport du Groupe de travail sur les rectifications de l’orthographe, remis au Premier ministre, le 19 juin 1990, par le Conseil supérieur de la langue française, participe de cette tradition.

En effet, en dépit d’une modération abondamment soulignée, les rectifications préconisées dans ce rapport introduisent dans l’orthographe du français de multiples incohérences et complications qui nécessiteraient à leur tour des modifications ultérieures, enclenchant un processus dont le fondement est plus idéologique qu’en phase avec les besoins linguistiques ressentis par les locuteurs du français.

Le rapport du Groupe de travail sur les rectifications de l’orthographe ne fait état que de cinq points à propos desquels, selon les auteurs, l’usage est « le plus hésitant et incohérent » (p. 6 [1]), à savoir : le trait d’union, le pluriel des mots composés, le tréma et les accents, le participe passé des verbes pronominaux et diverses anomalies. L’énoncé des rectifications arrêtées sur chacun de ces points est précédé d’une tentative de rationalisation des mécanismes orthographiques, qui se solde dans la plupart des cas par un échec, dans la mesure où les auteurs sont obligés de reconnaître qu’il existe des exceptions aux règles qu’ils énoncent ou que la règle qu’ils aimeraient énoncer « est parfois artificielle ou malaisée » (p. 19, où est étudié le pronom réfléchi). Le texte des propositions de rectification est ponctué de renvois à des listes (au nombre de 16, mais certaines se composent de deux ou plusieurs listes), comprenant au total près d’un millier de mots, sans que l’on sache toujours très bien si ces listes sont limitatives (et, dans ce cas, comment expliquer tant d’oublis dans chacune d’entre elles, quand on cherche à rendre l’usage plus cohérent ?) ou simplement indicatives (seules les listes 8, 9 et 16 c) sont explicites sur ce point).

Pour faire valoir la légitimité d’une révision de l’orthographe, essentiellement aux yeux des Français, quatre arguments sont avancés : la modération des rectifications, leur caractère scientifique, la tradition de modification de l’orthographe particulière au français et les enjeux francophones. On peut toutefois s’interroger sur la validité de ces arguments. Les rectificateurs de l’orthographe insistent en divers endroits du rapport sur la mesure qui caractérise leur entreprise. On y lit : « [les rectifications] sont modérées dans leur teneur et dans leur étendue : elles ne touchent pas plus d’un mot ou deux en moyenne par page d’un roman ordinaire » (p. 3) ; « ces modifications mesurées » (p. 3) ; « les changements ne touchent pas plus de quelques formes par page » (p. 7) ; « ces propositions, à la fois mesurées et résolues » (p. 7). Les auteurs reconnaissent toutefois que leurs travaux doivent se poursuivre : « la graphie, comme bien d’autres aspects de la langue, peut évoluer et doit évoluer : un travail permanent à ce sujet est à organiser » (p. 3) ; « il ne paraît guère possible pour l’instant de supprimer ou de remplacer tous les circonflexes » (p. 17) ; « il est impossible de modifier la règle dans les participes de verbes pronominaux sans modifier aussi les règles concernant les verbes non pronominaux : on ne peut pas séparer les uns des autres, et c’est l’ensemble qu’il faudrait mettre en chantier » (p. 19). Des réformes d’envergure pourraient donc suivre. Les rectifications actuelles ne sembleraient constituer, dans l’esprit des auteurs, qu’une étape dans le processus de révision de l’orthographe du français.

Les auteurs du rapport soulignent également l’aspect scientifique de leur entreprise : « les modifications proposées sont cohérentes entre elles, et si de nouvelles modifications paraissent ultérieurement possibles et souhaitables, elles devront également être élaborées de façon scientifique » (p. 7). L’invocation de cet argument est éminemment discutable. Est-il nécessaire, au nom de la science, de bouleverser les habitudes d’écriture des millions d’utilisateurs du français qui, soit suivront ces rectifications, soit devront les connaître pour les reconnaître ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que parler de science en matière d’orthographe du français (et d’un grand nombre de langues), constitue un abus de langage. En effet, l’orthographe du français résulte de choix arbitraires : vouloir rectifier les erreurs des codificateurs de l’orthographe, parfois commises depuis les débuts de l’écriture du français, aboutirait à remplacer un arbitraire par un autre arbitraire, aux coûts politiques et sociaux exorbitants. À une orthographe non seulement phonétique, comme l’est celle de l’espagnol par exemple, mais également tributaire de l’histoire des mots (que l’on peut dans un grand nombre de cas reconstituer à partir de leurs dérivés), se substituerait une convention d’écriture dont la finalité première, et pour certains unique, serait la facilité d’emploi, notion également peu scientifique.

L’argument de la tradition en matière de réforme de l’orthographe est tout aussi irrecevable. Les rectificateurs qui ne manquent pas de se réclamer de réformes qui ont profondément bouleversé l’orthographe du français [2] montrant ainsi que dans leur esprit rectification et réforme ont le même sens, oublient de dire que, même sans leur intervention, l’orthographe du français évolue, comme le montrent les différentes éditions des dictionnaires courants d’aujourd’hui. Ainsi, *asséner, graphie recommandée par les rectificateurs (liste 10), figure déjà aux côtés d’assener, indiqué en première position, dans le Grand Larousse de la langue française de 1971, qui relève ainsi un changement dans la prononciation du premier e d’assener, autrefois muet.

Quant à l’argument de la francophonie, il est également peu tenable dans la mesure où les auteurs du rapport n’ont ni eu le souci de consulter le monde francophone dans son ensemble, ni pris la pleine mesure des conséquences qu’entraînerait l’emploi d’une orthographe non uniforme dans les pays d’expression française. On peut de surcroît s’étonner que certaines expressions, telles que week-end à laquelle il est fait allusion dans la liste 6, aient trouvé place dans un document destiné à la communauté internationale de langue française, alors qu’elles sont soigneusement évitées dans certaines parties du monde francophone. Il semble qu’au Québec l’expression fin de semaine ait détrôné week-end, par exemple. Les mots rectifiés appartiennent au français hexagonal, même si le terme mêle-tout qui figure dans la liste 1 est qualifié de belgicisme par Joseph Hanse, qui propose de le remplacer par touche-à-tout dans son Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne. Mêle-tout est, en effet, employé notamment dans le nord de la France.

Les objections que soulèvent les arguments des auteurs expliquent pourquoi le lecteur a bien de la peine à retrouver dans le texte qui lui est soumis les qualités que lui prêtent ses auteurs. Deux raisons majeures expliquent la difficulté qu’il éprouve : d’une part, les auteurs semblent cultiver les contradictions internes dans leur rapport, tant en ce qui concerne les rectifications de l’orthographe que l’assainissement de l’usage ou la tolérance en matière d’orthographe ; d’autre part, la modération à laquelle les auteurs prétendent être parvenus, en effectuant des retouches éparses à l’orthographe du français, contraste avec les conséquences de grande ampleur que ces modifications entraînent pour tout le système orthographique du français.

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Les effets contradictoires des rectifications

Le terme rectification correspond dans le rapport à quatre types de modification qui n’ont qu’un rapport lointain avec l’objet que les auteurs prêtent à leur entreprise : alléger les règles orthographiques dans l’espoir de créer un regain d’intérêt pour l’orthographe « si les régularités elles-mêmes gagnent en cohérence et souffrent moins d’exceptions » (p. 5). Dans la pratique, en effet, toutes les rectifications sont assorties d’exceptions, parfois signalées par les auteurs, mais souvent laissées sous silence.

Selon une première acception, la rectification désigne le choix, par les auteurs, d’une graphie, privilégiée ainsi par rapport à toutes les variantes graphiques d’un même mot qui figurent dans les dictionnaires. Il en est ainsi des graphies ghilde, gilde et guilde. Une des rectifications de la liste 16 e consiste en effet à préférer la graphie guilde à celle de ghilde. Or il se trouve que cette rectification figure déjà dans les dictionnaires courants (le Petit Robert de 1984 et le Petit Larousse illustré de 1989, par exemple). Il n’y a donc pas ici rectification d’une anomalie à proprement parler, puisqu’elle est déjà rectifiée, mais peut-être volonté d’unifier tous les dictionnaires sur ce point et décourager la transcription du son [g] par un gh. Deux questions demeurent dans ce cas sans réponse : comment expliquer que l’effort de systématisation entrepris par les auteurs n’ait pas été poussé jusqu’au bout, étant donné que la graphie gilde qui apparaît dans les dictionnaires courants cités plus haut, n’est pas mentionnée par les rectificateurs ? S’il s’agit de décourager la graphie gh, pourquoi rester silencieux sur un autre mot commençant par gh-, autrement plus fréquent de nos jours : ghetto, mot italien d’origine vénitienne, dont la graphie *guetto est attestée en 1536 dans la langue française ?

Une seconde acception du mot rectification se réfère à l’officialisation, par les auteurs du rapport, d’un certain nombre de suggestions formulées dans les projets de réforme de l’orthographe ou les ouvrages portant sur les difficultés d’emploi ou d’orthographe de certains mots français. Par exemple, la proposition (p. 13) qui a pour objet de munir d’un tréma l’u des mots suivants : ambiguïté, contiguïté, arguer, gageure, mangeure, vergeure, figure déjà dans le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne de Joseph Hanse (p. 961). Cette proposition est également reprise dans les recommandations du Conseil international de la langue française de 1972, adoptées par l’Académie en 1975, puis rejetées par cette dernière en 1987. Les auteurs ont certes ajouté d’autres mots à la liste : aiguë, ambiguë, exiguë, contiguë, exiguïté, ciguë, il argue et rongeure, mais ne font pas état de la règle plus systématique qui figure, sur ce point, dans le rapport de M. Beslais de 1957, à savoir : un tréma est apposé sur l’u lorsque ce dernier est prononcé après q ou g (et non plus sur la voyelle qui suit cet u dans certains mots). M. Beslais citait alors des mots, tels qu’aiguille ou équidistant. Le fait que la liste établie par les rectificateurs est loin d’être exhaustive peut créer de nouvelles hésitations : ainsi, doit-on écrire désormais *lingüistique, *éqüanimité, *aqüiculture ? En outre, on constate que d’un projet de réforme à un autre, la même règle ne porte pas sur les mêmes mots. Le fait, par ailleurs, d’imposer une nouvelle orthographe pour le mot relais (liste 15 et recommandation du Conseil international de la langue française de 1972) sous prétexte que les noms correspondant aux verbes en -ayer se terminent en -ai, constitue une illustration des complications de l’orthographe qu’introduisent les rectificateurs : cette règle n’est pas vérifiée pour tous les verbes en -ayer (payer mais paie) et relais peut provenir du verbe laisser (dans l’expression juridique lais et relais de la mer par exemple). Pour les locuteurs qui ignoreraient le raisonnement suivi par les rectificateurs, la transformation de la voyelle finale -ais en -ai dans le cas de relais peut être la cause d’hésitations graphiques au sujet des mots en -ais, tels que palais. Enfin, on peut se demander pourquoi certains mots peu fréquents sont rectifiés, tandis que d’autres, très courants, ne le sont pas. A. Sauvageot considère comme « un casse-tête incompréhensible pour la plupart des gens » les graphies divergentes des participes présents et des adjectifs ou noms, tous formés sur une même racine, tels que fabriquant/fabricant, différant/différent, résidant/résident, tandis que 1’on a pratiquant dans toutes les fonctions [3]. Or aucune rectification n’est avancée sur ce point, alors que les auteurs n’hésitent pas à spéculer sur l’évolution de la graphie de certains mots composés, tels que haut-parleur ou contre-amiral désormais écrits chacun en un seul mot (listes 2 a et 5).

C’est que le terme rectification peut aussi désigner une innovation apportée par les rectificateurs pour simplifier l’orthographe. Ils n’hésitent pas pour ce faire à heurter le sentiment qu’a tout locuteur de sa langue, pour un avantage qui peut paraître illusoire. On pense, par exemple, aux treize mots de la liste 16 d qui se terminent à présent en -olle dans la plupart des cas, et qui, une fois rectifiés, se termineraient en -ole. Pourquoi croire que ces mots ne susciteront plus d’hésitation entre -olle et -ole, alors que le son [ol] continuera en français à être rendu, dans d’autres mots, par les graphies suivantes : -ol (dol, bol, formol, guignol, bémol, vol, antivol etc.) ; -olle (dans le mot colle, par exemple) ; -oll- (dans collant, collage, collation, molleton, mollesse, etc.) ou -oll (dans atoll par exemple) ?

Enfin, une rectification de l’orthographe peut porter sur un mot potentiel de la langue française. Il s’agit dans ce cas, pour les auteurs, d’émettre une préférence afin, disent-ils, d’éviter aux créateurs de mots nouveaux des hésitations. Les ambitions des auteurs se sont limitées, sur ce point, à quatre séries de propositions qui, pour la plupart, marqueraient une rupture par rapport à l’usage. La proposition concernant les dérivés de noms en -an et en -on (p. 41) est libellée comme suit : « dans l’écriture de mots nouveaux l’n simple sera préféré » ; on s’aperçoit qu’une telle règle ne prend pas en compte le modèle, productif de nos jours, qui permet d’engendrer des dérivés à partir d’un terme se terminant en -tion. Ainsi, constitution et condition sont à l’origine de séries régulières : constitutionnel et constitutionnalité, d’une part, conditionnel et conditionnalité [4], d’autre part – qui contredisent la règle formulée par les rectificateurs, dans la mesure où la consonne finale est redoublée. Des hésitations, certes, existent en matière de néo1ogie, mais elles concernent souvent le choix de la racine à privilégier et non l’orthographe. Ainsi, pour ce qui est des termes consumérisme et consommérisme les hésitations de l’usage ne sont pas attribuables à l’orthographe mais à la présence de deux modèles de dérivation de ces mots : consumérisme (qui vient de l’anglais consumerism selon le Petit Larousse illustré, lui-même dérivé du moyen français consumer ou du latin consumere, d’après le dictionnaire Webster) et consommérisme qui est formé sur consommer.

Une vision doctrinaire de l’assainissement de l’usage

Dans le dernier paragraphe de l’introduction, les auteurs espèrent que leurs modifications contribueront à assainir l’usage. Au vu des rectifications proposées, trois sens peuvent être attribués à cette expression :

1. Parvenir à une plus grande cohérence de l’écriture phonographique, c’est-à-dire à une meilleure correspondance entre le son et la graphie du français. C’est dans ce but que semblent avoir été formulées les rectifications suivantes : les verbes en -eler et –eter se termineraient en ‑èle et ‑ète à la troisième personne du singulier, avec certaines exceptions ; leurs dérivés en ‑ent suivraient la même orthographe (proposition f, p. 15 et 16) ; modification des mots en ‑illier et ‑illière qui s’écriraient -iller et -illère (liste 16 b), et selon le même principe, -gnier s’écrirait ‑gner (liste 16 b) ; certains verbes en -otter se termineraient en -oter (liste 16 c) ; un accent aigu serait apposé sur l’e de certains mots français ou étrangers (listes 10 et 12), un accent grave le serait sur d’autres mots (liste 11) et un tréma serait ajouté sur l’u d’autres mots encore (propositions p. 13) ; enfin l’accent circonflexe sur i et u disparaîtrait, avec certaines exceptions toutefois (listes 13 et 14 et proposition c p. 17). Ces modifications sont, au dire des auteurs, toutes motivées par la prononciation de ces séquences. L’importance qu’ils attachent à la phonétique est soulignée dès la première phrase de l’exposé des principes  : « La langue française, dans ses formes orales et dans sa forme écrite. » (p. 5) La reconnaissance officielle la diversité du français parlé est cependant contredite par les auteurs, qui imposent une variante régionale plutôt qu’une autre (*cèleri plutôt que céleri[5].

2. Harmoniser les dictionnaires en vue de supprimer quelques-unes des divergences qui apparaissent dans la graphie des mots d’un dictionnaire à l’autre. On pourrait s’interroger sur les raisons qui poussent les maisons de dictionnaires à retenir des graphies divergentes. Le relevé suivant paraît éclairant sur ce point. Le Petit Larousse illustré des années 1910 indique nombre de graphies dites rectifiées de la liste 15, par exemple. Ainsi, *combattif et *combattivité y figurent déjà, comme le recommandent aujourd’hui les auteurs, et ce en première position avant combatif et combativité. Il en est de même d’*embattre qui y précède embatre. On remarque cependant que le Dictionnaire de l’Académie de 1935 ne reconnaît qu’un seul t à ces mots et qu’il semblerait que la plupart des dictionnaires courants aient accepté, en fait, de suivre cet exemple. Le Petit Larousse illustré de 1989 ne reconnaît que combatif et combativité et les deux graphies *embattre et embatre y sont indiquées. Il en est de même pour le Petit Robert (1984). On appréciera la responsabilité de l’Académie française dans l’apparition des divergences graphiques, qui existent non seulement entre certains dictionnaires mais également entre les différentes éditions d’un même dictionnaire. Un relevé de toutes les graphies admises depuis un siècle pourrait mieux nous préserver des errements futurs.

Parler d’errements futurs en matière d’harmonisation des dictionnaires semble particulièrement convenir à la situation qui résulterait de la mise en œuvre des rectifications proposées aujourd’hui. En effet, les auteurs des rectifications sont eux-mêmes créateurs de divergences graphiques, chaque fois qu’ils rectifient une graphie unique sur laquelle l’unanimité s’est faite parmi les lexicographes. C’est par exemple le cas de mille-pattes, au singulier, qui apparaît sous cette seule forme dans au moins cinq dictionnaires et deux ouvrages sur les difficultés de la langue française [6], et pour lequel les auteurs proposent une autre graphie (liste 8).

On peut s’étonner qu’en matière d’harmonisation des dictionnaires, les auteurs ne se soient pas intéressés à des divergences graphiques attestées. On relève par exemple que, dans le Petit Robert, cacahuète constitue le mot vedette et que ses variantes cacahouète et cacahouette ne figurent qu’à la fin de l’article, tandis que dans le Petit Larousse, cacahouète et cacahuète sont retenus en tête de l’article. Il est vrai que certains mots qui font l’objet de rectification n’apparaissent pas dans les dictionnaires. Ainsi, failloter ne se trouve cité ni dans le Grand Robert (1985) ni dans le Petit Larousse (1989).

3. Simplifier l’écriture. Diverses rectifications illustrent cet objectif : disparition des signes diacritiques sur les mots étrangers (proposition a, p. 21) ; disparition du trait d’union dans certains mots composés (listes 1 à 7) sans qu’une règle puisse être dégagée puisque haut-parleur perdrait son trait d’union, mais non basse-cour, bas-côté, bas-fond, bas-ventre, par exemple ; disparition de l’s du deuxième élément des mots composés au singulier, l’s étant désormais considéré comme la marque du pluriel (liste 8) : ainsi, mille-pattes perdrait son s au singulier mais s’accorderait en nombre ; systématisation de l’orthographe des nombres (les numéraux étant tous reliés par un trait d’union, d’après les exemples de la liste 9) ; non-accord du verbe pronominal se laisser (proposition p. 19) ; retour à l’étymologie, dans le cas de nénuphar écrit avec un f, car, précisent les auteurs, d’origine arabe (liste 16 e).

Chacune des rectifications préconisées est marquée du sceau du dogmatisme dont font preuve les auteurs, un dogmatisme non exempt de contradictions comme le montre l’analyse de l’argument étymologique retenu dans le rapport. En effet, dans le cas de nénuphar les motifs qui ont incité les auteurs à préciser son origine arabe ne font aucun doute : il s’agit de montrer au lecteur pourquoi la graphie avec un f est jugée préférable à la graphie actuelle : la transcription du son [f] par un ph correspondant à un fi grec, il n’y a pas lieu de recourir à cette transcription dans le cas d’un mot d’origine arabe. Ceux qui redoutent une réforme de l’orthographe où tous les ph deviendraient des f ne peuvent trouver dans cette rectification une raison de désespérer puisque le cas est isolé. Il n’en constitue pas moins un précédent, d’autant que les informations étymologiques livrées par les dictionnaires courants révèlent que la graphie nénuphar est attestée avec un ph dans la langue française depuis 1560. S’il devait y avoir rectification, pourquoi n’est-elle pas intervenue plus tôt ? Le Trésor de la langue française, volume 12, signale qu’au treizième siècle, au moment où le mot nénuphar fait son apparition dans la langue française, deux graphies sont attestées : neuphar et neufar. Ce dictionnaire précise qu’elles sont empruntées au latin médiéval nenuphar, qui est lui-même emprunté à l’arabe nainufar, ninufar, nilufar qui vient du persan nilufar, lui-même apparenté au sanscrit nilotpala, « lotus bleu ». En d’autres termes, le ph de nénuphar est pleinement justifié, si l’on s’en tient à la langue à laquelle le français a emprunté le terme, en l’occurrence le latin médiéval, tandis que le f se justifierait si l’on voulait remonter jusqu’au sanscrit. L’article précise que madame Nina Catach, membre du Groupe de travail sur les rectifications de l’orthographe, propose depuis 1971 de l’écrire avec un f. Or, en écrivant nénuphar avec un f, on ignore l’analogie qui existe, et que d’aucuns ont soulignée, entre nénuphar et nymphéa, terme également emprunté au latin nymphea « nénuphar », qui vient du grec nymphaia.

Le fait de revenir sur une graphie que l’usage a imposée au cours de quatre siècles, au point de considérer la variante nénufar comme rare ou vieillie, est révélateur des critères qui ont présidé au choix des rectifications de l’orthographe qui viennent d’être rendues publiques.

En effet, le critère du retour à une graphie plus conforme à la langue à laquelle le mot a été emprunté par le latin ou le grec semble avoir été retenu non seulement dans le cas de nénuphar mais également dans celui de saccharine, par exemple. Les auteurs du rapport proposent d’écrire ce dernier sans h (liste 16 e), à partir d’un raisonnement étymologique analogue. Saccharine vient du latin saccharum et du grec sákcharon, eux-mêmes empruntés à l’arabe soukkar apparenté au sanskrit sakkara, « sucre ».

Le lecteur ne peut s’empêcher de s’interroger sur la validité du critère du retour à une étymologie première, au vu des multiples incertitudes et complications orthographiques que l’application d’un tel critère susciterait. En premier lieu, l’étymologie est loin d’être une science exacte : une attestation peut se substituer à une autre, les reconstructions hypothétiques sont nombreuses. En outre, dans le cas de réemprunts multiples, quelle langue considérer comme langue source ? Pourquoi dans le cas de nénuphar considérer que le mot est d’origine arabe plutôt que persane, voire indo-européenne ? Que faire dans le cas où une même racine a donné lieu à différentes variantes graphiques ? L’exemple de blette, blète, bette qui viennent tous trois du latin blitum (en grec bliton), mérite d’être signalé. Enfin, le retour systématique à la forme première des mots, loin de simplifier l’écriture, la compliquerait dans nombre de cas. Le mot café par exemple ne rappelle pas le mot arabe qahoua qui est à son origine, pour la simple raison que ce mot est parvenu en français par l’intermédiaire du vénitien, où caffè est attesté dès 1615. C. Linné créa en 1737, sur ce modèle, le genre coffea. Devra-t-on un jour prochain écrire café avec deux f au nom du retour à l’étymologie ? Sera-t-il possible de conserver les graphies actuelles de pavot, brocoli, haricot, carotte et bergamote au nom de ce même principe ? [7] Pour l’heure, cependant, le fait de ne rectifier que l’orthographe du mot saccharine inspire des hésitations sur la graphie que préconiseraient les auteurs en ce qui concerne la vingtaine de dérivés construits à partir du même étymon : saccharase, saccharate, sacchareux, saccharidé, saccharides, saccharifère, saccharification, saccharifier, saccharimètre, saccharimétrie, saccharimétrique, saccharin, sacchariné, saccharique, saccharoïde, saccharolé, saccharomyces, saccharose, saccharure (d’après le Petit Robert).

En revanche, il semblerait qu’en cas de conflit entre le critère étymologique et le critère phonétique, les auteurs aient donné la préférence à ce dernier critère. Ainsi, le mot oignon que les auteurs préconisent d’écrire sans i, selon une graphie qui n’a pas réussi à s’imposer depuis le seizième siècle, s’éloignerait de son étymologie pour se rapprocher de la manière dont il est prononcé. De fait, le mot latin unio, qui a donné oignon en français, attesté dès 1265, et en anglais onion comporte bien un i, conservé à l’écrit mais déconseillé à l’oral en français. Ce qui justifie sa disparition, aux yeux des auteurs du rapport, non seulement d’ailleurs dans le mot oignon, mais également dans le mot encoignure, faisant fi dans ce dernier cas d’un autre critère tout aussi valable pourtant en matière de création de mots, le critère analogique. En effet, encoignure est dans l’esprit des locuteurs du français lié au mot coin, non seulement pour des raisons étymologiques, mais surtout pour l’association d’idées que ces deux mots suggèrent.

Ce purisme lexical, dont les locuteurs du français ont su se passer, se perd en outre dans les artifices que les auteurs déploient. Deux indices sont particulièrement révélateurs dans ce domaine : l’argument de l’usage et celui de la tolérance en matière d’orthographe. Il est, en effet, paradoxal d’invoquer l’usage pour fonder un certain nombre de rectifications et dans d’autres cas de le dénoncer comme fautif pour justifier les rectifications proposées. La notion d’usage, peu quantifiable, est équivoque. Il est tout aussi paradoxal de se réclamer de « l’usage réel d’aujourd’hui en matière d’orthographe […], guide permanent de la réflexion » (p. 6), alors qu’un nombre important de mots rectifiés n’appartiennent pas au langage courant ou se réfèrent à des professions aujourd’hui disparues : leur orthographe n’embarrasse pas quotidiennement les locuteurs, enfants ou adultes. Enfin, il est non moins paradoxal de préconiser, en 1990, des modifications que l’Académie française a rejetées en 1987, sous prétexte qu’elles n’étaient pas entrées dans l’usage, après les avoir admises ou recommandées en 1975 !

Les arguments du Groupe de travail sur les rectifications de l’orthographe ne sont pas non plus dénués de paradoxe pour ce qui est de la tolérance des graphies non rectifiées. Ses affirmations restent en effet ambiguës quant aux destinataires des rectifications préconisées. Il affiche en apparence la plus grande tolérance : « Nous souhaitons d’une part que les présentes propositions soient enseignées aux enfants – la nouvelle orthographe étant la règle, l’ancienne (l’actuelle) étant tolérée. C’est pourquoi nous souhaitons d’autre part qu’elles soient recommandées aux adultes » (p. 6). Plus loin, le rapport revient sur ce point : « Ces propositions, qui visent à des rectifications effectives, ne sauraient donc être imposées aux usagers adultes » (p. 6). On pourrait donc penser que dans les faits deux orthographes vont coexister, créatrices de nouveaux clivages entre les générations et au sein de la société, puisque de nouvelles barrières sont dressées entre les clercs, les lettrés, les instruits et les autres. Le Groupe de travail cependant précise bien que ces tolérances ne sont que temporaires : « Les graphies anciennes (les graphies actuelles) seront considérées comme variantes correctes, jusqu’à ce que les nouvelles dominent dans l’usage » (p. 6). Les rectifications préconisées deviendront donc à terme obligatoires et il est douteux que des réflexions du genre de celles que l’on entend fréquemment, ces jours-ci : « Je suis trop âgé pour changer mes habitudes » [8], puissent avoir une incidence quelconque sur la détermination de l’ensemble des membres du Conseil supérieur de la langue française. Il reste que, pendant un certain temps, tous les locuteurs du français, jeunes et adultes, devront connaître les deux orthographes, puisqu’ils les rencontreront. C’est dire qu’ils seront exposés aux incohérences inhérentes aux rectifications préconisées et à de singulières complications du système graphique du français.

Des incohérences multiples

Les incohérences que renferme le rapport sur les rectifications de l’orthographe viennent de ce que des contradictions flagrantes existent entre les buts annoncés par les auteurs pour légitimer leur entreprise et la nature même des rectifications qu’ils proposent.

Ainsi, le désir affiché des auteurs de réduire le nombre des exceptions aux règles de l’orthographe (dernier paragraphe, p. 5) se trouve en de nombreux endroits contrarié, pour la bonne raison que les auteurs créent ou se contentent d’enregistrer des exceptions aux règles qu’ils énoncent. Pourquoi devrait-on écrire, par exemple, il *ruissèle, alors que l’on continuerait d’écrire il appelle, il jette (p. 15) et il interpelle (p. 16), la règle stipulée par les auteurs au départ étant la suivante : « On généralisera le procédé de l’e accent grave pour noter le son e ouvert dans l’ensemble des verbes en -eler et en -eter » ?

Pourquoi maintenir l’accent circonflexe sur l’i des verbes en -aître à l’infinitif (p. 17) et le faire disparaître dans leurs formes conjuguées et dans toute une série de mots (liste 13) ?

Pourquoi recommander, en page 12, que « les mots étrangers, sans considération de l’élément formateur final, formeront régulièrement leur pluriel avec un s non prononcé », et écrire, en p. 39, qu’« on accentuera l’intégration des mots empruntés en leur appliquant les règles du pluriel du français. Ils formeront régulièrement leur pluriel en s », alors que, dans la liste 12, les graphies desiderata (sans s mais avec des accents aigus) et desideratum (forme qualifiée de très rare par Joseph Hanse) sont maintenues ?

Pour ce qui est de la régularisation des graphies des mots empruntés, pourquoi ne pas ajouter un accent aigu sur l’e de devanagari, que l’on cherche à intégrer au français en lui retirant les signes diacritiques dont il est parfois muni – devanâgari dans le Petit Robert (1984) mais devanagari dans le Petit Larousse, où la graphie devanægarî pour désigner l’écriture utilisée pour le sanscrit et le hindi, notamment, est considérée comme savante (édition de 1989) –, à l’instar de desiderata qui, en orthographe rectifiée, s’écrirait avec un accent aigu sur le premier e (liste 12) ?

Pourquoi écrire *globetrotter (liste 6) et non *globetrotteur, plus conforme à la prononciation choisie par un certain nombre de locuteurs, pour ce mot que le Grand Robert signale comme vieilli ou ironique, alors qu’il est précisé, en page 21, que « la graphie anglaise du suffixe nominal -er sera remplacée par -eur quand il existe un verbe à coté du nom » ? Le verbe trotter est pourtant clairement ressenti par les locuteurs comme étant à l’origine du mot.

Pourquoi déclarer que les propositions « prennent en compte pleinement l’évolution naturelle de l’usage » (p. 5), et se prononcer en faveur de règles qui contredisent l’usage contemporain ? En effet, l’usage marque une nette préférence pour la présence du trait d’union dans les mots composés avec porte- comme premier élément : d’après le Grand Robert (1985), 145 mots composés avec porte- s’écrivent avec un trait d’union, 4 seulement sans et 2 avec ou sans trait d’union. Or les rectificateurs préconisent la disparition de ce trait d’union (liste 1), de même qu’ils préconisent le non accord du verbe se laisser alors que Joseph Hanse relève en 1987 que les grands auteurs l’accordent en genre et en nombre ?

On peut également se demander si les rectifications contribueront « à travers le monde à l’illustration de la langue française » (p. 7) et, partant, de sa richesse expressive, lorsque des nuances de la langue sont éliminées. Pourquoi imposer une forme unique pour le pluriel de garde-manger : des *garde-mangers (liste 8), quand une règle existe qui permet de se rappeler qu’il y a accord quand garde a le sens de gardien (des gardes-meubles, des gardes-malades) et non accord quand garde désigne un lieu (des garde-meubles ou des garde-mangermanger est lui aussi invariable en tant que terme générique). Par ailleurs, les rectificateurs opèrent un certain nombre d’exclusions au nom de la simplification. Or, la disparition de certains mots du dictionnaire en raison de leur homonymie avec d’autres mots, de sens peut-être jugé trop proche, constitue un encouragement à l’appauvrissement de la langue française. C’est ainsi que dans la liste 15, on s’aperçoit que le mot appas s’écrirait comme son homophone appâts, cuissot comme cuisseau, fonds et tréfonds sur le modèle de fond. Le Petit Larousse illustré (1989) indique cependant une définition pour le mot appas que ne partage pas son homophone appât. En effet, appas, terme du langage littéraire, désigne les charmes physiques d’une femme, et plus spécialement sa poitrine. Appât a, en revanche, deux acceptions : une acception courante, celle de nourriture placée dans un piège ou fixée à un hameçon ; une acception figurée et littéraire : ce qui pousse à agir. Le vocabulaire français présente de si nombreux cas de mots polysémiques qu’on devrait au contraire protéger les homonymes de l’homographie et, partant, la langue française de nouvelles sources d’ambiguïté.

Une autre contradiction pourrait également être à l’origine d’une modification profonde de la langue française. En effet, le fait, d’une part, d’invoquer le retour à l’étymologie et, de l’autre, d’effacer, par le mécanisme de la soudure ou par le figement des formes au singulier et au pluriel des mots composés, l’origine et la motivation même de ces mots, peut avoir des conséquences incontrôlables. De nombreuses voix se sont fait entendre pour protester contre les rectifications proposées pour les mots dont la graphie relève dans l’esprit des locuteurs d’un raisonnement reconstituable à volonté : comment écrire un mille-pattes sans s, alors que l’animal que ce mot désigne a plus d’une patte ? Comment écrire ramasse-miettes ou sèche-cheveux sans la marque du pluriel sur le deuxième élément de ces mots composés, quand on sait que les objets auxquels ces mots se réfèrent ne sont pas prévus pour une miette ou un cheveu en particulier ? Dans le cas de porte-montre le pluriel *porte-montres est choquant et même ridicule si l’objet en question n’est prévu que pour recevoir une seule montre.

Il importe de souligner l’ampleur des modifications qu’entraînerait la proposition que l’on peut lire en page 12 : « Les noms composés d’un verbe et d’un nom prendront une marque du pluriel finale seulement quand le nom composé est lui-même au pluriel ». Devra-t-on, sur le fondement de cette règle, modifier la graphie d’un nombre relativement important de mots composés comme l’indique la liste ci-dessous ?

un brise-lames

un casse-noisettes

un chasse-mouches

un compte-gouttes

un coupe-légumes

un coupe-racines

un lance-torpilles

un pare-étincelles

un porte-aiguilles

un porte-bagages

un porte-clefs

un porte-lettres

un porte-liqueurs

un presse-papiers

un serre-livres

un tire-fesses

un vide-poches

un vide-ordures

des abat-jour

des aide-mémoire

des brise-glace

des brûle-parfum

des chasse-neige

des crève-cœur

des emporte-pièce

des grille-pain

des pèse-lait

des porte-monnaie

des faire-part

des laissez-passer

des rabat-joie

des remue-ménage

des réveille-matin

des serre-tête

des souffre-douleur

des trouble-fête

Les conséquences qui découleraient de l’exclusion de la possibilité de se référer au monde réel pour écrire correctement dépassent bien évidemment le cas du pluriel des noms composés.

Cet abandon porterait une grave atteinte au sentiment qu’ont les locuteurs du français de leur langue et de la démarche analytique qu’elle nécessite. Il s’ensuivrait une restructuration d’autres parties du vocabulaire français, qui en apparence ne sont pas concernées aujourd’hui par les rectifications. Ainsi, l’invariabilité de certains mots en français risquerait d’être remise en cause. Pourquoi continuer d’écrire des chapeaux parme ou des escaliers de pierre dès lors que l’on a assimilé la règle préconisée par les auteurs du rapport pour les mots composés : tout ce qui est au singulier s’écrit sans s et tout ce qui est au pluriel s’écrit avec un s (liste 8) ? L’effet incitateur des normes ne doit pas être en effet négligé. La suppression, dans un autre domaine, de certaines consonnes doubles, et en particulier d’un t dans quelques verbes en -otter [9] (liste 16 c) et leurs dérivés, pourrait être à l’origine de la mise en cause du maintien du redoublement de cette consonne dans d’autres verbes en -otter et, pourquoi pas, des substantifs et adjectifs en -otte, au nom du principe de la régularisation de l’orthographe prôné par les rectificateurs. Pourquoi écrire bouillotte, alors qu’on écrit par ailleurs papillote, gargote, litote, pourquoi écrire carotte mais échalote, maigriotte, pâlotte, polyglotte, sotte, vieillotte, mais dévote, manchote, etc. ?

N’y a-t-il pas quelque ironie à vouloir rectifier certaines anomalies peu rencontrées par les utilisateurs de la langue française dans leur vie de tous les jours – on pense par exemple au verbe embattre que le Petit Larousse (1989) définit ainsi : « faire l’embattage, fixation à chaud du bandage métallique d’une roue de voiture hippomobile », et précise que l’Académie écrit *embatre –, tandis que des hésitations graphiques, telles que l’emploi des majuscules, ne retiennent pas l’attention des rectificateurs. Leur rapport illustre cependant amplement la fréquence des hésitations des scripteurs du français. On y voit en effet les variantes graphiques suivantes :

(1)          Académie Française (p. 3, 10, 17 et 42),

               Académie française (p. 43) ;

(2)          Délégation générale à la Langue française (p. 42),

               Délégation générale à la langue française (p. 43) ;

(3)          Conseil de la langue française de Belgique (p. 3),

               Conseil de la Langue française de Belgique (p. 42) ;

(4)          Conseil de la Langue Française du Québec (p. 42),

               Conseil de la langue française du Québec (p. 3) ;

(5)          Conseil Supérieur de la langue française (p. 6),

               Conseil supérieur de la langue française (p. 3).

En outre, les incohérences que comportent les rectifications préconisées, et ce à divers niveaux d’analyse, seraient également à l’origine de singulières complications de l’orthographe.

*

*          *

De singulières complications

Les bribes de rectification qui constituent une partie importante des modifications actuelles créent des irrégularités et des hésitations nouvelles.

Au nombre des irrégularités, relevons que les locuteurs disposaient, avant les rectifications, d’une règle simple qui voulait que le nom des arbres fruitiers se termine en -ier (à l’exception de pêcher). Les rectifications contenues dans la liste 16 b infirment cette règle : se terminera désormais en -er, le nom des arbres dont les fruits se terminent en -eille, -ille ou -gne. Le raisonnement sur lequel se fondent les rectificateurs tient au fait que l’i de la désinence -ier n’ajoute rien au son [j] ou [ñ] qui le précède. Ce raisonnement est cependant fort discutable, dans la mesure où, par exemple, -ill- ne se prononce pas [ij] dans tous les cas. Même si on entend pusillanimité prononcé *pusiyanimité [pyzijanimite] [10]au lieu de [pyzilanimite], il reste que la séquence -ill- peut être rendue par le son [il], comme dans vanilliné [vaniline]. Aussi, le fait de rectifier la graphie de vanillier [vanilje] en *vaniller, non seulement crée une irrégularité de plus dans la classe des arbres fruitiers, mais peut être à l’origine d’hésitations en matière de prononciation entre [vanije] et [vanile].

Le problème du trait d’union en français moderne, que les rectificateurs pensent résoudre, du moins en partie en préconisant l’agglutination (listes 1 à 7), se prête mal à des solutions à l’emporte-pièce. On écrit garde champêtre mais garde-côte, tout à coup mais sur-le-champ. L’écriture de ces mots en un seul bloc est-elle réaliste ? Ne complique-t-elle pas l’opération de déchiffrage de ces mots, comme c’est déjà le cas des mots rectifiés contravis et contrescarpe (liste 2 a) ou entrobliger (s’) (liste 2 b), par exemple. L’agglutination ou soudure permettrait, selon les auteurs, de résoudre le problème que pourrait poser l’écriture des mots composés au pluriel. Mais comment éviter de se poser des questions au sujet de tous les mots que les rectificateurs ont exclus de leurs listes ? N’est-il pas plus difficile de se rappeler que haut-parleur sera soudé mais pas hauts-fonds ou hauts-placés ? Dans les listes 2 a, 2 b, et 3, sont énumérées des soudures qui présentent des particularités rebelles à toute mémorisation. Ainsi, sont mentionnées les seules soudures avec les préfixes contre, entre, extra, infra, intra, ultra, supra, encore qu’elles ne le soient pas systématiquement. Sont oubliés des listes, par exemple, les mots suivants : extra-hospitalier, extra-muros, extrapatrimonial, extrascolaire, extrastatutaire. Faut-il en conclure qu’il n’existe pas d’hésitation à leur sujet, pas plus qu’il n’y en aurait à l’égard d’intra-muros, intracardiaque, intracrânien, intradermo-réaction, intrados (sur le modèle d’extrados cité par les auteurs), intramoléculaire, intranucléaire, ou ultrapression, également ignorés par les rectificateurs ? Les préfixes suivants ne font pas l’objet de rectification : anti, auto, bi, micro, multi, pluri, primo, sous, sur, tri et vice. L’usage est pourtant loin d’avoir dissipé les hésitations en ce qui les concerne. En effet, on trouve dans les dictionnaires : antiréforme mais anti-scientifique, autoglorification mais auto-ségrégation, bilingue mais bi-directionnel, trilingue mais tri-fonctionnel, surdose mais sur-vireur [11], etc. Relevons qu’il semble exister différents niveaux d’acceptabilité des soudures. Certaines soudures n’auraient pas besoin d’être citées parmi les rectifications, dans la mesure où elles figurent déjà dans les dictionnaires courants : entreposage, entreposer, entreposeur, entrepositaire, entrepôt, entreprenant, entreprendre, entreprise, entresol (liste 2 b) ne s’y rencontrent guère d’ailleurs que sous cette forme. En revanche, les soudures avec abrègement sont d’une lisibilité moindre et pourraient donner naissance à des paradigmes d’un bonheur douteux : contramiral, viçamiral, sousdirecteur, etc.

Les hésitations sur le pluriel sont aussi nombreuses. Va-t-on écrire ex aequo sur le modèle d’exlibris ou exvoto (liste 6), qui formeraient désormais régulièrement leur pluriel en s (p. 12) ? On sait par ailleurs que les hésitations sur le pluriel dépassent en français le cas des mots composés avec ou sans trait d’union. Écrira-t-on maître d’œuvre avec un s aux deux substantifs ? Ajoutera-t-on systématiquement un s au pluriel, sur la base des exemples de la liste 8, au risque de perdre une distinction sémantique : des images satellite (obtenues au moyen d’un satellite ) et images satellites (sur un panneau d’exposition par exemple) ?

Relevons qu’à partir d’exemples tels que fonds et tréfonds, que les rectificateurs préconisent d’écrire sans s, le locuteur serait en droit de s’interroger sur l’avenir du s dans d’autres mots qui en comportent un au singulier. Il en est ainsi d’aurochs, de corps, de legs, de mets, de poids, de remords, de temps. Va-t-on, au nom d’une plus grande simplicité d’écriture, mais non de lecture, modifier l’orthographe actuelle de ces mots ?

D’autres interrogations naissent à la vue d’exemples tels que bonhomie et imbécillité, rectifiés en bonhommie et imbécilité (liste 15). Il s’agit là de pièges classiques de l’orthographe d’usage, que le Nouveau Bescherelle 2 considère comme un trésor commun de pièges, c’est-à-dire « de difficultés tellement partagées qu’on peut les appeler objectives » (p. 9). Va-t-on rajouter un m à homicide ? Modifiera-t-on également, au nom d’une plus grande prévisibilité de la graphie, les oppositions classiques suivantes : honneur/honorabilité, invaincu/invincible, coureur/courrier, épater/empatter, nommer/nomination, rubaner/ enrubanner, tonnerre/détoner, sonnerie/sonore, vermisseau/vermicelle. On pourrait poursuivre les oppositions de graphies rendues par un même son, ou n’étant pas prononcées : -d et -t dans confirmand/communiant, par exemple, seront immanquablement concernés par ce vent de réforme, car les rectifications orthographiques préconisées susciteront une formidable remise en cause de tout le système graphique du français.

Des complications naîtraient, enfin, du procédé de semi-francisation des emprunts qui est proposé par les auteurs (listes 6 et 12 en particulier). On pourrait définir la semi-francisation des mots qui y sont présentés comme le procédé qui consiste à faire coïncider partiellement son et forme des mots empruntés par le français. Dans nombre de cas, ce procédé consiste à apposer une patine d’assimilation phonétique à ces mots. La semi-francisation s’oppose à la politique de recherche systématique d’équivalents qui s’intègrent au système morpho-phonétique du français et y sont parfaitement compris. Ainsi bestseller, cité par les auteurs p. 21, serait, conformément à cette politique, rendu en français par succès de librairie ou, comme on le voit dans certaines librairies, par meilleures ventes.

La semi-francisation voulue par les auteurs pourrait se résumer à ceci : les mots étrangers qui portent un diacritique dans leur langue de départ le perdent désormais en français, les mots étrangers sans accent dans leur langue d’origine reçoivent un accent aigu sur le e. Ainsi, zarzuela s’écrira avec un accent. En outre, les mots étrangers qui s’écrivaient en deux mots, avec ou sans trait d’union, seront, pour certains d’entre eux, soudés. Ainsi hot dog s’écrira en un seul mot en français, tandis qu’en anglais les deux homonymes : hot dog et hotdog restent différenciés sur le plan graphique. Dans le premier cas, il s’agit d’un saucipain, dans le second, d’un terme de surf qui désigne l’action ou le fait de glisser sous le creux d’une vague.

Cette innovation soulève de multiples interrogations. Est-il nécessaire d’indiquer les accents sur ces emprunts, lorsqu’on omet d’autres indications nécessaires à la prononciation et à la compréhension de ces mots en français ? Les hésitations phonétiques, dans le cas de zarzuela [12] (prononcé [tsartswela] ou [sarswela] selon le Grand Robert) par exemple, sont réelles. N’est-il pas plus judicieux de conseiller la tolérance en la matière, en indiquant, si besoin est, que les accents sur les mots étrangers sont facultatifs ? À l’heure où l’apprentissage des langues étrangères est enfin perçu comme un atout, est-il indispensable d’imposer aux locuteurs du français la nécessité d’apprendre les mêmes mots sous des graphies différentes pour les écrire correctement dans différentes langues ?

On voit à ces quelques exemples qu’il ne s’agit pas de points de détail à régulariser, comme on voudrait le faire croire, mais bien de modifications qui remettent en cause des pans entiers du système graphique, mais aussi lexical et syntaxique de la langue française. Ces mutilations sont d’autant moins nécessaires que les rectifications préconisées constituent un échec, en partie reconnu par les auteurs dans leur rapport sur les rectifications de l’orthographe.

L’échec des rectifications de l’orthographe

On se bornera ici à relever cinq points précis qui ressortent à la lecture du rapport soumis le 19 juin 1990 au Premier ministre par le Conseil supérieur de la langue française :

1. tous les éléments du système graphique du français abordés sont dotés d’exceptions : le trait d’union (p. 10 et 11) ; le pluriel (p. 12) ; les verbes en -eler et -eter (p. 15 et 16) ; l’accent circonflexe (p. 17) ;

2. un domaine de rectification s’est révélé impossible à traiter, non seulement en raison des délais que le Conseil s’est fixés, mais surtout en raison des problèmes bien plus généraux qu’il soulève (p. 19) : il s’agit de l’accord du participe passé des verbes pronominaux ;

3. un domaine a amené les auteurs du rapport à énoncer des propositions qu’ils reconnaissent eux-mêmes comme peu satisfaisantes (p. 17) : l’accent circonflexe ;

4. des domaines se sont avérés impossibles à rectifier, les auteurs se rendant à l’évidence que l’usage ne privilégie pas une tendance sur une autre : c’est le cas de la notation du e ouvert (p. 14) ou des dérivés en -on (p. 20) ;

5. la correction des 37 anomalies de la langue française mentionnées, dans les listes 15 et 16 e, se situe en deçà de l’attente des réformistes les plus modérés : on pense à la liste des quelque 3 500 anomalies signalées par la commission de lexicographes et de linguistes constituée par le Conseil international de la langue française en vue d’harmoniser les graphies adoptées par les divers dictionnaires français, et ce dès 1981.

Une conclusion s’impose donc : si les auteurs n’ont pas rempli le mandat qui leur était fixé, c’est que ce mandat comportait un vice rédhibitoire : il était irréalisable.

On pourrait ajouter que certaines règles préconisées semblent être conçues en fonction des capacités d’analyse dont sont dotées à l’heure actuelle les machines de traitement de la langue (on pense à l’insertion du trait d’union dans certains cas, à sa disparition dans d’autres et à la « normalisation » du pluriel des noms composés d’un verbe et d’un nom, ou des mots empruntés), et non des capacités d’un cerveau humain.

On peut se poser dès lors la question de savoir s’il y avait lieu de soulever autant de problèmes en matière d’orthographe. Pourquoi l’orthographe est-elle à l’ordre du jour politique du moment ? Existe-t-il des raisons objectives à l’urgence avec laquelle les auteurs ont présenté leur rapport sur les rectifications de l’orthographe ?

Le fondement idéologique de la réforme de l’orthographe

L’orthographe semble être entrée dans le champ de l’action gouvernementale à un moment où d’autres domaines plus traditionnellement du ressort de l’exécutif semblent en être sortis : l’exclusion sociale, l’inadéquation de l’enseignement et du tissu industriel à la compétition internationale, l’absence de politique linguistique et singulièrement de politique terminologique. Manifester une volonté gouvernementale dans un domaine aux coûts en apparence limités constitue une tentation, dans la mesure où, le rapport le précise à plusieurs reprises, les rectifications sont modérées. N’y a-t-il pas pourtant quelque inconvenance à se désintéresser aussi complètement que le fait l’État des problèmes que pose l’enseignement du français, en particulier l’apprentissage de l’orthographe et l’histoire du vocabulaire, et à vouloir procéder à une réforme de l’orthographe, perçue par un grand nombre de citoyens comme un aveu d’impuissance à régler les problèmes qui relèvent indiscutablement de son ressort ? Il n’échappe, en effet, à personne que l’État s’occupe de réformer l’orthographe au lieu de chercher des solutions à des problèmes, explosifs à force d’être ignorés, que pose l’Éducation nationale et notamment l’absence d’enseignants dans certaines disciplines où des maîtres dont la langue maternelle n’est pas le français doivent être recrutés.

Réformer l’orthographe du français n’est pas acceptable, comme le confirme la quasi-unanimité de l’opinion publique, indépendamment de son niveau culturel. Cinq réformes ont échoué au xxe siècle. Mais dans un domaine où les demandeurs de réforme se sont abondamment fait entendre ces derniers temps, on a pu croire à un étonnant progrès de l’idée de modification de l’orthographe et de son corollaire, l’urgence d’une action gouvernementale.

L’urgence avec laquelle les auteurs du rapport tiennent à imposer les rectifications qu’ils préconisent aux usagers de la langue française, ne serait-ce qu’aux plus jeunes d’entre eux, qui ne connaîtraient alors que les graphies qu’ils ont retenues, n’est pas explicitement motivée dans l’énoncé des principes. Le premier paragraphe précise simplement que « c’est dans l’intérêt des générations futures et de la francophonie en général qu’il est nécessaire aujourd’hui d’apporter à l’orthographe des rectifications mesurées, progressives et aussi cohérentes que possible. » Par la suite, les auteurs indiquent qu’enfants et adultes (et non plus seulement les enfants, les étrangers et les immigrés, comme il avait été dit au moment de la constitution du Groupe de travail sur les rectifications de l’orthographe, en octobre 1989) rencontrent des difficultés dans l’application des règles orthographiques et qu’un allègement de ces règles serait propice à un regain d’intérêt pour l’orthographe. On peut douter qu’une réforme puisse, à elle seule, avoir le pouvoir dont l’investissent les rectificateurs de l’orthographe.

La modération des propos invoqués pour justifier les rectifications orthographiques contraste, en revanche, avec l’atmosphère d’urgence absolue qui est créée autour du rapport. Ainsi, les auteurs déclarent espérer que la période de transition entre l’orthographe ancienne et l’orthographe nouvelle qu’ils proposent sera la plus courte possible. Les moyens qu’ils mobilisent à cette fin sont révélateurs de leur détermination : consultation possible des modifications orthographiques sur minitel dès la remise du rapport au Premier ministre, conférences organisées à l’intention des professionnels de l’écriture, rédaction par le ministre chargé de la Francophonie d’une dictée à l’orthographe rectifiée, rappelant celle de Mérimée, annonce que les rectifications feront l’objet « d’une circulaire du ministère de l’Éducation nationale et [que] les enseignants auront un an pour en prendre connaissance ; elles devront être enseignées dès la rentrée de 1991 » [13], indication que les rectifications figureront dans le dictionnaire de l’Académie, qui accepte ainsi de déroger à la règle selon laquelle son dictionnaire refléterait mais ne devancerait pas l’usage, publication prochaine d’un livre de poche pour faire connaître les rectifications. [14]Le sentiment d’urgence est parfois si bien perçu par les journalistes que certains n’hésitent pas à parler d’ancien français pour désigner l’orthographe en vigueur aujourd’hui – alors que l’expression désigne une période bien définie de l’histoire de la langue française –, pour l’opposer au français nouveau. [15] Ce sentiment d’urgence est également communiqué au lecteur du rapport à l’occasion des réflexions qui lui sont livrées sur l’accord du participe passé des verbes pronominaux. En effet, les auteurs reconnaissent explicitement disposer de trop peu de temps pour résoudre le problème : « Il est apparu aux experts que ce problème d’orthographe grammaticale ne pouvait être résolu en même temps que les autres difficultés abordées. » Il est précisé par la suite que « la mise au point de propositions sur ce point demanderait quelques mois de plus. » (p. 19)

Mais pourquoi vouloir imposer tambour battant une réforme, incomplète de l’aveu même des auteurs, qui indispose autant les locuteurs du français en France qu’à l’étranger ? En France, par exemple, une enquête parue en 1990 révèle le refus catégorique qu’une majorité de personnes oppose à toute réforme, dès lors qu’elles sont confrontées à des propositions concrètes de changement. [16] Cette étude vient confirmer une remarque déjà présente dans des sondages plus anciens tels que le Nouveau Bescherelle 2, qui, en 1980, inscrivait en tête de l’avertissement en page 2 : « Il est difficile d’apprendre l’orthographe, mais il est également difficile de l’oublier, car l’acquisition de l’écriture correcte est le fruit d’une investigation et d’un investissement qui n’ont rien de mécanique. » On peut également attribuer le refus qu’opposent les locuteurs de voir l’orthographe modifiée, à leur sens des réalités. En effet, le désaccord entre la prononciation et l’orthographe du français concerne près de dix-huit mille mots, si l’on s’en tient aux mots qui figurent dans le Nouveau Bescherelle 2 qui porte sur les difficultés de l’orthographe. Ce même manuel précise qu’il existe à l’heure actuelle mille mots équivoques mais que « si l’on écrivait comme on prononce, vingt mille mots seraient alors équivoques dans la langue française. »

À l’étranger, dans les pays anglophones, la réforme est perçue comme une idiosyncrasie nationale, par le Washington Post et le Guardian International. Ce dernier titrant, le 23 juillet 1990, en page 24 : « La France choisit deux hotdogs ». [17]Dans les pays de langue française, les critiques dénonçant les « conceptions arrogantes parisiennes » n’ont pas manqué dans les conversations individuelles, tout comme dans la presse, en Romandie, par exemple. Les critiques n’ont pas seulement porté sur le fait qu’un grand nombre de pays de langue française n’avaient pas été informés de la teneur du rapport avant que celui-ci ne fût rendu public, mais également sur l’absence de représentativité qui caractérise les auteurs du rapport. [18]

Pourquoi donc tant de hâte au point d’en oublier les règles élémentaires de la concertation francophone et donner stupidement des arguments à ceux qui sont à la recherche d’indices ou de preuves de l’impérialisme culturel de la France ?

L’urgence éprouvée par les auteurs du rapport peut certes être objectivement attribuée à la conjonction de quatre facteurs : les réactions que suscitent les championnats d’orthographe, les demandes instantes des instituteurs, l’argument des coûts du traitement automatique du français et la médiatisation des idées fixes de quelques linguistes.

 

À propos des championnats d’orthographe, il n’est pas rare de lire dans les journaux, depuis quelques années, des commentaires analogues à celui-ci : « Les points délicats [de l’orthographe du français] sont bien connus : ce sont ceux que Bernard Pivot se régale d’offrir chaque année dans ses dictées piégées. Les mots composés, les pluriels de mots étrangers et les accords de participes passés provoquent ainsi un maximum de fautes, y compris chez les utilisateurs les plus assidus de la langue écrite. » [19] Le vertige que nous ont communiqué les championnats d’orthographe est-il cependant bien fondé ? Il ne viendrait à l’idée de personne de remettre en cause les mathématiques si d’aventure les arcanes des calculs trigonométriques ou des racines carrées étaient exploités à des fins ludiques. Les championnats d’orthographe constituent plutôt une illustration du culte de la difficulté, de la manie élitiste et souvent gratuite de sélectionner, quand ils ne sont pas la confirmation, aussi superflue soit-elle, du fossé qui sépare ce que les linguistes appellent la compétence et la performance. Des études de psychologie révèleraient mieux que l’analyse des résultats des championnats d’orthographe les raisons pour lesquelles des fautes d’orthographe grammaticale ou lexicale sont commises. Les connaissances embryonnaires que nous avons des processus de la lecture et de l’écriture montrent, par exemple, qu’une personne peut, dans des circonstances qui restent à élucider, faire des fautes à des mots dont elle connaît parfaitement 1’orthographe et ne pas voir ses fautes en se relisant. Il n’y a donc pas lieu de conclure, au vu du nombre de fautes d’orthographe faites par les participants aux championnats d’orthographe, qu’il existe une corrélation étroite entre difficulté de 1’orthographe et faute d’orthographe d’une part, et entre difficulté de 1’orthographe et urgence de rectifier l’orthographe. Il existe aux États-Unis et en Grande-Bretagne des championnats d’orthographe, désignés sous les noms de spelling bee, spelling match ou spelldown, qui consistent à faire épeler correctement et à voix haute par les candidats des termes qui leur sont soumis par des arbitres. Ces championnats, qui remontent au siècle dernier, n’ont pas suscité, au sein du public ni des classes dirigeantes, un courant de sympathie pour les thèses que ne manquent pas d’invoquer les réformateurs de 1’orthographe de l’anglais.

Les demandes instantes des professeurs des écoles, ou de leurs représentants [20] font valoir qu’une plus grande cohérence de l’orthographe du français faciliterait leur enseignement de la matière, et augmenterait singulièrement la vitesse d’acquisition de l’orthographe par les élèves. Des doutes sont cependant émis sur cette hypothèse par les enseignants des cycles supérieurs qui voient d’un œil défavorable une réforme-rectification de 1’orthographe. Selon eux, une telle réforme accentuerait les clivages entre les usagers de l’orthographe ancienne et ceux de l’orthographe nouvelle. Ils insistent également sur les dangers de créolisation de la langue, une rectification de 1’orthographe en appelant immanquablement une autre au nom du principe de l’adéquation toujours perfectible de l’écrit au parlé. Cet argument dissuade également d’autres pays d’intervenir dans le domaine de l’écriture de leur langue. C’est le cas des pays anglophones, dont la langue inspire des hésitations bien plus grandes encore à l’écrit que l’orthographe du français. On y trouve, par exemple, des graphies multiples, telles que waste water/waste-water/wastewater « eaux usées », skim milk/skimmed milk « lait écrémé », milk powder/powdered milk « lait en poudre », sans que la géographie puisse entièrement les expliquer. En outre, les simplifications graphiques qui sont intervenues dans la langue française n’ont pas eu lieu en anglais : les locuteurs du français s’aperçoivent ainsi à la lumière de l’anglais syrup, crystal, rhythm, throne, par exemple, de l’histoire graphique des mots sirop, cristal, rythme et trône, et se rendent surtout compte que l’argument de la simplification au nom de l’expansion de la langue française est fallacieux.

Un troisième groupe de pression en faveur d’une réforme de l’orthographe du français est constitué par les linguistes spécialistes de l’informatique. Pour eux, les « excentricités de la langue française » [21], relevées notamment par M. Maurice Gross [22], membre du Conseil supérieur de la langue française, à savoir : les syllabes muettes, les traits d’union, les accents aigus, graves et circonflexes, les apostrophes, les trémas, les cédilles, ont un coût – coût que relève également le linguiste Jean-Marie Zemb [23], en se réjouissant de l’actuelle réforme de l’orthographe. Ce coût s’expliquerait, d’une part, en raison de l’adaptation de matériels et de logiciels prévus pour traiter l’anglais qui ne présente pas les particularités graphiques du français, d’autre part, en raison de l’absence de logique de l’orthographe du français. Sur ces deux points, les professionnels de l’informatique sont cependant formels : les ordinateurs peuvent très bien s’adapter à I’orthographe du français. La plupart des fautes commises par les premiers prototypes de machines à écrire à traitement vocal « sont dues à des confusions entre homonymes (chaîne pour chêne, par exemple), qu’une réforme ne réduirait évidemment pas. » [24]Quant aux répercussions financières de l’adaptation des machines au français, les retombées économiques justifient amplement les investissements.

Enfin, un quatrième pôle en faveur d’une réforme de l’orthographe regroupe des chercheurs et des militants d’associations, telles que l’AIROE (Association pour l’information et la recherche sur les orthographes et les systèmes d’écriture). L’idée d’une rationalisation de l’orthographe hante depuis fort longtemps les esprits. Dès 1968, le Conseil international de la langue française concevait le projet d’une normalisation modérée de l’orthographe. Le 29 novembre 1972, un rapport proposant de modifier l’écriture d’environ 500 termes était remis au ministre de l’Éducation, qui le transmit à l’Académie. Cette dernière ne reprit qu’une partie des propositions, au grand dam des membres du Conseil. [25] Il fallait donc imaginer un moyen d’échapper aux vicissitudes habituelles. La médiatisation des demandes de réforme de l’orthographe formulée par les linguistes constitue un phénomène récent, que l’on peut dater très exactement. Le 7 février 1989 paraissait, en effet, en première page du journal Le Monde un appel de dix linguistes intitulé « Moderniser l’écriture du français ». Six des dix signataires ont fait partie du Groupe de travail ou du Comité d’experts qui sont à l’origine du rapport sur les rectifications de l’orthographe. [26] Trois de ces dix signataires occupent en outre des fonctions clef au sein des instances de la langue française. [27] Certains ont fait valoir qu’il importait que cet appel à une modernisation de la langue française soit paru l’année de la célébration du bicentenaire de la Révolution française. Le moment semblait en effet bien choisi pour faire tomber ou du moins ébranler une institution qui « est en quelque sorte une “butte témoin” de l’Ancien régime » ainsi que le faisait remarquer Philippe Cibois. [28] Ce dernier ne relève pas ces paradoxes : les personnes qui se réclament de l’héritage de la Révolution remettent en cause un des principaux acquis culturels qu’a été 1’uniformisation linguistique de la France (loi du 2 thermidor an II) ; c’est la Troisième République qui a fait de l’orthographe le critère incontesté de l’élitisme républicain. L’aveuglement idéologique de Ph. Cibois explique pourquoi il serait urgent de réformer une institution que s’étaient donnée les Français à une certaine époque et qu’il faudrait moderniser aujourd’hui. Pour réussir là où tant de tentatives avaient échoué, l’invocation de la légitimité des rectifications de l’orthographe à la demande du chef du Gouvernement, la désignation en apparence claire et précise des points d’orthographe justifiant une intervention et la recherche de l’efficacité devinrent des priorités, clairement exprimées dans l’introduction au Rapport sur les rectifications de l’orthographe. On y lit, par exemple, en page 3 : « Il sera ainsi montré que la graphie, comme bien d’autres aspects de la langue, peut évoluer, et doit évoluer. »

Leconte et Cibois explicitent une stratégie progressive dont semblent s’inspirer les auteurs du rapport sur les rectifications de l’orthographe : « Les principes pour l’action […] sont simples : l. faire reconnaître le droit à la modification orthographique : il s’agit du droit de l’homme à intervenir sur les institutions qui le régissent […] ; 2. Une fois ce droit reconnu, ne se posent que des problèmes techniques de bonne gestion d’un héritage reçu. » (p. 90)

Or cette stratégie mérite d’être déjouée en raison des vices qu’elle comporte et des dangers qu’elle présente pour la langue française.

Des rectifications nuisibles

La régularisation de l’orthographe, but poursuivi par les rectificateurs, réveille « le conflit entre les deux orthographes, pour l’oreille ou pour la vue », qui remonte au Moyen Âge, comme le rappelait Alexis François. [29] Les modifications substantielles que l’application des rectifications entraînerait dans l’écriture de la langue française rangent le Rapport du Groupe de travail sur les rectifications de l’orthographe parmi les nombreux projets de réforme qu’a connus la langue française.

Or une réforme de l’orthographe du français serait nuisible à deux titres : d’une part, elle accréditerait l’idée que les anomalies graphiques du français peuvent être abolies ; tout un chacun pourrait légitimement se croire autorisé à devancer les rectificateurs chaque fois qu’il estimerait être en présence d’une irrégularité susceptible de faire l’objet d’une correction ; d’autre part, elle donnerait l’impression que les autorités chargées de la langue française se préoccupent de faciliter la création de mots nouveaux dans la langue française : or les spécialistes savent que l’orthographe ne constitue pas un obstacle majeur à la création de mots.

. L’orthographe actuelle du français est issue d’une convention d’écriture à la fois phonétique et idéographique profondément enracinée dans l’histoire. La stabilité de l’orthographe est le gage de l’unité du français. La norme actuelle est connue, ou peut l’être, par tout un chacun, dans les millions d’ouvrages de référence imprimés depuis plus d’un siècle. Rompre cette stabilité par des modifications fragmentaires mais incontournables dans l’écriture de tous les jours, c’est dévaluer la notion de norme en dévaluant l’orthographe qui a été répandue dans le monde d’expression française depuis le milieu du dix-neuvième siècle. C’est surtout s’exposer, comme le confirme l’expérience acquise par les pays dont l’orthographe a été rectifiée, à une métamorphose permanente des règles et de l’écriture, préjudiciable à une grande langue de communication internationale. Le danger de créolisation de la langue qu’entraîneraient des réformes cycliques inéluctables est perçu en France depuis fort longtemps et explique en partie l’échec des tentatives de réforme antérieures. On pouvait déjà lire dans la République du 50 août 1900 [30] le commentaire suivant inspiré par l’arrêté du ministre de l’Instruction publique en date du 51 juillet 1900 :

 

« Et le jour n’est pas loin où le caporal légendaire, ayant un rapport à faire à son chef sur la qualité du pain, le rédigera d’un seul mot sans entorse à la grammaire : Pinpabonépazasécui, ce qui fut considéré comme l’application la plus rigoureuse, jusqu’à ce jour, des principes de la néographie. »

 

Réformer l’orthographe, c’est surtout perturber inutilement les habitudes des millions de locuteurs du français dans le monde. Ce n’est pas l’orthographe qui est la cause de toutes les fautes de français : chaque fois que l’on entend le mot dilemme, prononcé comme s’il s’écrivait dilemne, partisante pour partisane, on sait que ce n’est pas l’orthographe mais l’ignorance qu’il faut accuser ; quand on entend prononcer geôle [jéôl] au lieu de [jôl] comme si le mot s’écrivait géole, et ce malgré la présence de l’accent circonflexe sur le o, voyelle prononcée, on sait que ce n’est pas l’adjonction d’un tréma sur une voyelle plutôt que sur une autre qui empêchera l’ignorance ou l’indifférence de se faire entendre ; quand les scientifiques et les techniciens de langue française hésitent sur les équivalents français appropriés à employer dans toutes les disciplines du savoir, alors qu’ils connaissent parfaitement les expressions anglaises qui correspondent à ces notions, on sait que ce n’est pas l’orthographe qui est en cause, mais l’absence d’activité terminologique systématique et normative de la part de l’État, seul en mesure de mobiliser les ressources humaines et techniques importantes qu’une telle activité nécessite. Les hésitations sur l’emploi approprié des mots sont au moins aussi grandes que les hésitations sur l’orthographe. Or, il n’existe pas d’ouvrages ou de centre national de terminologie susceptibles d’aider les usagers du français à choisir le meilleur équivalent, lorsque plusieurs termes ont cours ou lorsque plusieurs modèles de dérivation s’imposent, de même qu’ils ne peuvent s’adresser à aucune source autorisée pour obtenir rapidement un avis sur les néologismes acceptables ou les incertitudes morphologiques que recèle la langue française d’aujourd’hui : faut-il dire coordonnateur (formé sur le verbe coordonner) ou coordinateur (formé sur coordination ou l’anglais co-ordinator), audimétrie ou audiométrie, modéliseur ou modélisateur [31] Les adjectifs qui ne figurent pas encore dans les dictionnaires mais dont le besoin se fait sentir dans la langue, tels que pollénique (formé sur pollen), muséal (formé sur musée), satellitaire (formé sur satellite), sont-ils plus acceptables que d’autres : on pense à prudenciel, que l’on trouve dans les journaux sous l’influence de l’anglais prudential, et qui, dans le domaine bancaire, s’applique aux règles de discipline financière ?

L’orthographe se doit de rester stable. Quand on voit, dans le Petit Larousse illustré de 1991, des mots composés écrits sans trait d’union, tels que antiadhésif ou antiulcéreux, on mesure la facilité avec laquelle la disparition du trait d’union, prônée par les rectificateurs, devance leurs désirs et inspire les lexicographes, au risque de susciter des prononciations déviantes. On ne peut ignorer le pouvoir incitateur dont est dotée toute intervention gouvernementale. Or, un certain relâchement dans le soin apporté à la correction graphique des mots ne saurait être enrayé, dès lors que les usagers de la langue française, à l’instar des autorités, seront à la recherche d’une adéquation, toujours perfectible, de l’écriture à la prononciation. Le danger est grand de diviser la société en autant de groupes qui sauront, sauront plus ou moins complètement, sauront vaguement ou ne sauront pas du tout écrire selon les nouveaux préceptes orthographiques. L’orthographe doit partant rester stable au nom même de l’égalité de tous les citoyens devant l’accès au savoir et au patrimoine culturel, tout comme au nom de l’unité du monde francophone.

Il n’y a pas crise de l’orthographe, mais crise de son enseignement et crise des valeurs sur lesquelles l’orthographe repose. On assiste, en effet, de nos jours, à un renversement des valeurs : on attend du lecteur qu’il s’adapte aux fautes, qu’il les accepte sans qu’il en soit tenu rigueur au scripteur. Respecter l’orthographe des mots est devenu synonyme de perte de temps ; ce n’est pus une condition de lisibilité et une forme de courtoisie à l’égard du lecteur, mais une contrainte, qu’on cherche à remplacer par une autre contrainte : l’imposition d’une orthographe rectifiée, qu’il faudra connaître pour lire sans surprise les écrits des jeunes. Il ne s’agit pas de prouver que l’orthographe du français peut se plier à l’innovation, mais d’appeler les utilisateurs de la langue française à la responsabilité, au respect de l’orthographe. Il s’agit également de donner à l’État les moyens d’enseigner correctement l’orthographe, de susciter à cette fin la collaboration des concepteurs et des réalisateurs d’émissions de télévision ou de radio, afin de répondre à la curiosité légitime des locuteurs pour ce qui est de l’origine des mots, de leur formation, de leur orthographe à travers les langues et les siècles, et développer ainsi leur mémoire visuelle, auditive et graphique des mots.

Il est clair que les rectificateurs nous imposent des réformes diverses sous le terme de rectifications. Ainsi, les rectifications qui se trouvent déjà dans les dictionnaires courants ne sont pas à proprement parler des rectifications de l’orthographe, mais le constat officiel d’une graphie souvent déjà choisie par les locuteurs, de préférence à toute autre. L’appellation rectifications porte les locuteurs à croire que la graphie d’un certain nombre de mots a été rectifiée dans le rapport qui vient d’être soumis, alors qu’en fait les graphies retenues figurent ou ont figuré dans les dictionnaires de la langue française depuis le dix-neuvième siècle. Pourquoi l’État n’inviterait-il pas plutôt les maîtres d’œuvre de dictionnaires du français dans le monde francophone à recenser toutes les discordances graphiques qui existent dans leurs fichiers et à se mettre d’accord entre eux ?

Quant aux rectifications qui cachent des réformes en profondeur de l’orthographe, elles sont source de complications multiples pour l’usager. Il serait donc plus sage de ranger ce rapport dans le placard des rêves que la volonté de puissance inspire à ceux qui, locataires passagers des instances de la langue française en France, veulent imprimer leur marque sur l’écriture du français, pensant ainsi entrer dans l’histoire.